«L’accord de libre-échange avec l’Europe : le nœud gordien du Mercosur». Article de Agustín Lewit publié à «Memoire des Luttes»
Que le Marché commun du Sud (Mercosur) ne passe pas par son meilleur moment n’est une nouveauté pour personne. Aux turbulences économiques qui affectent quelques un de ses pays centraux – en particulier le Brésil et le Venezuela – s’ajoute la fatigue manifeste de ses membres les plus modestes : l’Uruguay et, dans une moindre mesure, le Paraguay. Ces pays cherchent désormais de nouveaux horizons. S’additionne à cela le fait qu’un désaccord persiste entre tous sur plusieurs questions centrales, parmi lesquelles celle de la négociation de l’accord de libre-échange, sans cesse retardée, avec l’Union européenne (UE).
Même si en principe, et malgré les spéculations, les quatre pays sud-américains – le Venezuela ne participe pas aux négociations – sont arrivés, dans le cadre du récent sommet Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes (Celac)-UE , à un accord commun avec les représentants européens pour présenter des propositions formelles pour un accord économique au dernier trimestre de cette année, les semaines qui ont précédé ont révélé quelques différences importantes – existantes, en réalité, depuis très longtemps – entre les partenaires du Mercosur sur ce thème.
L’Uruguay a, par exemple, affirmé avec la plus grande fermeté la nécessité que le Mercosur flexibilise ses normes et permette, ou bien d’autoriser ses membres à sceller des accords en dehors du bloc, ou bien d’intégrer en son sein des mécanismes pour négocier à différentes vitesses, dans les cas ou il n’y a pas de consensus. Le ministre de l’économie uruguayen, Danilo Astori, et le ministre des affaires étrangères Nin Novoa, ont le plus soutenu ces demandes, sans oublier d’adresser des critiques plus générales au bloc sud-américain, ce qui confirme que pour l’Uruguay, le Mercosur constitue, à ce jour, un obstacle plus qu’un espace d’articulation. Cette posture se confirme également lorsqu’on observe les coquetteries déployées par Montevideo pour intégrer l’Alliance du Pacifique, ainsi que les négociations de l’accord sur le commerce des services (TISA selon l’acronyme anglais) promu par les Etats-Unis.
Les urgences économiques rencontrées par le Brésil ont poussé, de son côté, Dilma Rousseff à s’inscrire dans la logique de la problématique uruguayenne. Lors d’une récente rencontre à Brasilia – dans un geste, qui, dans une grande mesure, ne peut se lire autrement que comme un message destiné à l’Argentine – les deux mandataires se sont entendus sur le fait que l’accord économique avec l’Europe doit constituer la priorité absolue du bloc. Dans une logique toute pragmatique, la présidente brésilienne espère que l’accord avec le Vieux Continent apportera un peu d’air à une économie qui est entrée récemment en récession. Quoiqu’il en soit, pour le bonheur des uns et le malheur des autres, Dilma a assuré que le Mercosur continuera à négocier l’accord avec l’UE de bloc à bloc.
De différentes manières et à différents moments, l’Argentine est le pays qui a montré le plus de réticences vis-vis de l’avancée de cet accord. La présidente, Cristina Fernández Kirchner, tout comme plusieurs de ses ministres, ont alerté plus d’une fois sur les dangers et les reculs que supposerait pour la région la conclusion d’un accord de libre-échange avec des grandes puissances économiques sans aucune forme de garanties, surtout quand ces puissances sont connues pour mettre en place des pratiques malhonnêtes comme l’octroi de subvention à leurs producteurs ou l’imposition de mesures douanières.
La position de l’Argentine est partagée aussi bien par le Venezuela que par la Bolivie, pays qui a intégré le processus d’intégration formelle au Mercosur et dont le président, Evo Morales, a averti il y a quelques semaines que la signature de l’accord avec l’Europe induirait une suspension immédiate du processus d’adhésion de la Bolivie au bloc.
Les négociations avec l’Europe permettent de révéler de manière très visible une des principales tensions qui traverse l’Amérique latine depuis plusieurs dernières décennies. Et ce, au-delà du fait qu’elles révèlent en premier lieu des divergences à l’intérieur du bloc du Mercosur qui, en s’accentuant ou se résolvant, en définiront le futur.
En effet, si dans les années 1990 s’est installée dans la région l’idée brumeuse que l’unique alternative pour ne pas rester en dehors du monde et de la mondialisation était de souscrire à tous les accords de libre-échange croisés en chemin, la dernière décennie a démontré, elle, – surtout à la lumière des douloureuses crises néolibérales – l’importance que l’Etat régule et intervienne sur le marché avec différents instruments protectionnistes. Au-delà de ce fait, les dix dernières années ont vu l’émergence d’un monde multipolaire qui ouvre de nouvelles possibilités pour tisser des liens moins asymétriques et plus diversifiés avec les différents acteurs émergents. Comme si cela ne suffisait pas, des cas comme celui du Mexique et de la Colombie apparaissent comme la preuve vivante que la libéralisation du commerce avec les pays du centre de l’économie mondiale produit des effets nocifs pour les paysans, les travailleurs industriels et / ou le cadre macroéconomique de chaque pays.
La question de fond est : « Y a-t-il des alternatives à l’accord de libre-échange avec l’Europe ? ». Oui, mais il faut les encourager. Et ces alternatives dépendent, avant tout, de la volonté conjointe des pays de la région de forger de nouveaux destins qui rompent avec des logiques centenaires d’inégalités. Quelque chose qui paraît aujourd’hui difficile mais qui n’est pas du tout impossible.