L’Amérique latine, est-elle proche de la Crimée? Par Jean-Jacques Kourliandsky
L’Amérique latine, est-elle proche de la Crimée ? Non bien sûr. Il suffit de regarder une carte. Pourtant la crise de Crimée a dépoussiéré une géopolitique dormante, en Europe ce qui était prévisible, mais aussi en Amérique latine, ce qui l’était moins. La perspective d’une fin de partie sifflée par Moscou à l’avancée vers l’Est des pays de l’OTAN a réactualisé les discours du monde d’hier. Les panoplies étaient encore disponibles. Mais la scène internationale n’est plus celle de la guerre froide. L’Amérique latine y tient une place originale, plutôt neutre, qui a pu surprendre. Il n’y a pourtant là rien d’inattendu. Ses gouvernements ont noué ces dernières années avec la Russie de Vladimir Poutine des relations qui auraient pu, si elles avaient été examinées avec attention, préparer les oreilles les plus averties au nouveau concert joué par les nations de cet extrême Occident. L’agitation diplomatique provoquée à Washington et Bruxelles par les «évènements» d’Ukraine, et le rattachement de la Crimée à la Russie, n’a pas eu l’écho qui en était attendu en Amérique latine. En dépit d’appels du pied insistants les chancelleries latino-américaines sont en effet restées mesurées et critiques. Le couplage avec la situation vénézuélienne, proposé en parallèle par certains, a bien convaincu les républicains nord-américains, et les partis politiques latino-américains les plus «atlantistes» mais guère plus. Au contraire le constat que l’on peut faire est celui d’une mobilisation diplomatique visant à empêcher le réveil des monstres du passé. La communauté internationale, formule médiatique des plus floues, ne l’a jamais autant été qu’aujourd’hui. Cette communauté est à tout le moins partagée, comme le démontre la crise de Crimée et ses retombées. La fin de l’histoire annoncée par Francis Fukuyama, dans le fracas de la chute du mur de Berlin, et après la discrète implosion de l’URSS, n’a jamais été aussi éloignée. De nouveaux rapports de force émergent. L’Amérique latine a participé à l’accouchement de ce nouveau monde. Elle y tient une place longtemps ignorée par tous ceux qui l’ont cantonnée dans une exotique périphérie internationale. Nous sommes «si loin de Dieu, si près des Etats-Unis», se serait lamenté, selon un propos jamais authentifié, l’autocrate mexicain Porfirio Diaz il y a un peu plus d’un siècle. Les ingérences dans la vie intérieure des pays d’Amérique latine, tout au long du XXème siècle, par les Etats-Unis, qui avaient pris le relai de l’Europe, relèvent en revanche du constat. Ces ingérences unilatérales ont au fil des ans été habillés d’une morale universalisée. La force de l’un ou de quelques-uns s’est vêtue d’un droit d’intervention justifié par des impératifs humanitaires, et démocratiques. Régionalisé au mitant du XXème siècle avec l’OEA, ce droit d’intervention a pris une coloration validée par la communauté des vainqueurs de la guerre froide. C’est au nom d’une «Juste cause», pratiquement un mois après la chute du mur de Berlin, le 20 décembre 1989, que l’armée des Etats-Unis avait renversé le chef d’Etat de Panama, l’avait emprisonné, fait juger et condamner par un tribunal de Floride. D’autres interventions reposant sur les mêmes présupposés politiques et juridiques avaient suivi, d’Irak en Serbie et en Libye. Par un retour ironique de l’histoire, le constat que l’on peut faire aujourd’hui est celui d’un endiguement venu du sud, visant à isoler et protéger l’Amérique latine, d’empiétements «occidentaux». La Crimée est l’ultime révélateur circonstanciel de ce monde nouveau. Aux Nations-Unies, le 25 mars 2014, le Chili, la Colombie, le Costa-Rica, la République Dominicaine, le Guatemala, Haïti, le Honduras, le Mexique, Panama et le Pérou, pays entretenant des relations économiques importantes avec les Etats-Unis ont condamné l’annexion russe de la Crimée. D’autres, la Bolivie, Cuba, le Nicaragua, le Venezuela, s’y sont refusés. Un dernier groupe s’est abstenu, avec l’Argentine, le Brésil, l’Equateur, le Paraguay, le Salvador et l’Uruguay, attitude reflétant un rapport au monde plus diversifié. Ces pays ont également refusé toute pression économique à l’égard de Moscou. Le Brésil, avec les BRICS a condamné l’adoption de sanctions contre la Russie par les «Occidentaux». En visite à Paris, la présidente argentine, Cristina Kirchner, a publiquement signalé devant son homologue français, François Hollande, son désaccord avec la lecture du droit international faite par les pays de l’OTAN. «On ne peut défendre l’intégrité territoriale concernant la Crimée, et la rejeter quand il s’agit des Malouines et de l’Argentine», a-t-elle déclaré le 19 mars 2014. En parallèle et au même moment rejetant toute assimilation des situations vénézuéliennes et ukrainienne, la totalité des pays membres de l’Union des pays d’Amérique du sud, l’UNASUR, ont décidé d’organiser l’envoi de médiateurs de haut niveau à Caracas. Les Etats-Unis, et leurs alliés européens se trouvent de but en blanc face aux défis posés par une montée en puissance contestataire aux quatre coins du monde. Ce monde refuse comme allant de soi les normes internationales fabriquées jusqu’ici à Washington et accessoirement à Bruxelles, Londres et Paris. Il refuse tout autant l’interprétation à géométrie variable qui en est tirée par les capitales occidentales. En Amérique latine cela veut dire que la légitimité collective glisse de plus en plus de l’OEA vers l’UNASUR, d’une structure pilotée par Washington à une institution dont sont membres tous les pays d’Amérique à l’exception des Etats-Unis et du Canada. Cela veut dire aussi qu’en quête de rapports de force plus équilibrés ces pays ont tiré les leçons de «Juste cause». Depuis 1990 ils ont multiplié les liens, économiques, technologiques, diplomatiques, avec les périphéries du monde unipolaire. La Russie, comme la Chine, les pays arabes et africains, ont ainsi tissé avec l’Amérique latine un réseau d’intérêts mutuels. Ces dix dernières années la Russie a joué de ses atouts pour réactualiser sa présence en Amérique latine. Cette disponibilité a répondu aux avances de la quasi-totalité des pays. Les ventes d’armes, la coopération énergétique, le spatial, le commerce de minéraux et de produits agro-alimentaires, ont constitué les vecteurs de cette convergence d’intérêts mutuels. Le cercle des partenariats, porté par les présidents Medvedev et Poutine, et côté latino-américain essentiellement par Hugo Chavez, partant de Cuba s’est au fil des années élargi à l’Argentine, à la Bolivie, au Chili, au Brésil, à l’Equateur, au Guatemala, au Nicaragua, au Pérou, au Venezuela, à l’Uruguay. La Russie a signé des accords de coopération avec 18 pays. La Russie coopère avec certains latino-américains au sein d’organisations intergouvernementales, comme l’ALBA, l’APEC, le G-20 et les BRICS. Afin de gérer cette complexité au jour le jour Moscou envisageait en 2013 la création d’une assemblée interparlementaire Russie-Amérique latine. A l’occasion d’une visite effectuée au Salvador, au Pérou et au Venezuela en 2011, Alexander Lukachevitch, ministre des affaires étrangères, avait signalé une ambition stratégique : «les pays les plus importants d’Amérique latine démontrent une capacité de participation active et positive pour la solution de problèmes globaux», avait-il en effet déclaré. Soucieux de manifester de façon symbolique la portée de cette ambition, Cuba, le Nicaragua et le Venezuela avaient accueilli des avions et des bâtiments de guerre russes en 2008. Après le renversement du régime pro-russe en Ukraine, et les mesures antirusses annoncées par les nouvelles autorités, les 22 et 23 février 2014, la Russie manifestement s’est inquiétée de l’avenir de ses installations militaires en Crimée. Le ministre russe de la défense, Serguei Choigu le 26 février 2014 a tiré une sonnette d’alarme passant entre autres parties du monde par l’Amérique latine. La Russie avait-il déclaré se réserve la possibilité d’ouvrir des bases militaires en Amérique latine. La question n’est plus d’actualité. La Crimée ayant été rattachée à la Russie, le port militaire de Sébastopol est définitivement russe. Le Venezuela a rapidement fait savoir qu’il n’avait aucune intention de négocier l’installation de soldats russes sur son sol. Mais l’hypothèse militaire dévoilée dans le feu de la crise est révélatrice d’un changement d’époque. Le monde serait-il à nouveau fracturé ? Peut-être, et même sans doute. Pourtant les failles révélées ou agrandies par la crise de Crimée et d’Ukraine ne relèvent pas des tectoniques de plaques héritées de la guerre froide. La distance signalée à l’égard de l’Occident par beaucoup de Latino-Américains, accompagne l’émergence d’un monde plus ouvert et plus équilibré. Il est multipolaire par défaut. Argentine, Brésil, comme d’autres ailleurs, le souhaiteraient multilatéral. La question finalement, comme l’a déclaré à Paris, le 19 mars 2014, la présidente argentine, qui est posée à tous est simple : «Ou nous respectons tous sans exception les mêmes principes ou alors nous vivons dans un monde sans droit puisque fondé sur l’interprétation du plus fort (..). Nous réclamons une cohérence collective qui s’appliquerait à tous de la même manière» (..) J’ai dit au Président français a-t-elle conclu, «que la question de l’Ukraine doit être résolue par la négociation politique (..) Il est assez tragique de voir que l’année du triste centenaire de la première guerre mondiale l’Europe et le monde doivent affronter des situations de conflictualité armée». http://www.huffingtonpost.fr/jeanjacques-kourliandsky/lamerique-latine-estelle-_b_5068366.html